Elle avait eu la chance si rare de naître au même moment que son âme soeur, son frère jumeau. Ils avaient été enfants de la guerre, conçus lors d’une permission de leur père durant les quelques instants que durèrent les retrouvailles de deux époux et amants. A cette période où l’avenir demeurait si incertain, jamais Hannah n’aurait imaginé porter en son sein ces deux êtres. Ils l’avaient espéré pourtant, au temps où ils étaient jeunes mariés et heureux, remplis d’espoir envers l’avenir. Mais rapidement, les rumeurs de la guerre avaient eu raison de leur bonheur. Elle avait vu Daniel partir, avec la peur de ne jamais le voir revenir. Mais il était revenu, il avait survécu, malgré la perte de sa main gauche et une blessure qui le faisait boiter. En 1918, Rebecca et Simon avaient représenté l’espoir d’un avenir meilleur, et peu à peu, le monde s’était reconstruit. Leur père reprit son activité antérieure, à savoir le commerce d’oeuvres d’art, en particulier de tableaux. Les Cohen avaient toujours mené une existence des plus confortables, et malgré la guerre, leur situation demeura aisée. Quant aux enfants, on voulait croire que l’avenir serait pour eux bien plus clément. On voulut comme compenser le chaos dans lequel ils étaient venus au monde en les gâtant par la suite, sans doute plus que de raison. Par chance, leurs caractères semblèrent ne pas en souffrir. Dès son plus jeune âge, Rebecca s’avéra posséder un fort désir d’indépendance. Elle suivait son frère comme si elle avait été son ombre, l’entraînant parfois elle-même à affronter l’autorité des adultes. Souvent elle regretta de ne pas être elle-même un garçon. Tandis que leur père, alarmés par de tels comportements, désiraient les séparer davantage, leur mère estimait qu’il fallait que jeunesse se passe. Comme toujours, elle l’emporta sur ce point. Après tout, ils fréquentaient deux écoles différentes, ce qui semblait bien suffisant. La suite lui donna raison. Les années passèrent et les différences des deux jumeaux s’affirmèrent au fur et à mesure qu’ils grandissaient, mais leur proximité demeura. Plus elle grandissait, plus le tempérament de Rebecca devint prononcé. Contrairement à la majorité des jeunes filles de son âge, elle ne songeait ni au flirt, ni au mariage, préférant s’intéresser à l’histoire et à la politique, ce que son père n’appréciait guère. Il aurait bien sûr préféré la voir occuper son temps à des choses plus conventionnelles, mais quoi qu’il puisse dire, elle semblait vouloir n’en faire qu’à sa tête.

1938 fut l’année de leurs vingt ans, mais également celle de leur séparation. Simon rencontra une jeune femme, strasbourgeoise et juive, dont il tomba éperdument amoureux. Le mariage fut célébré en grandes pompes, et Rebecca aurait été pleinement heureuse pour son frère si celui-ci n’avait pas eu pour intention de s’établir à Strasbourg, où son beau-père lui offrait un excellent emploi. Ce fut également l’année des premières angoisses. Les persécutions d’Hitler envers les Juifs d’Allemagne étaient connues, de même que ses provocations face à l’Europe entière. Pourtant, tout cela semblait si loin qu’il était plus facile de l’ignorer, jusqu’au moment où la guerre fut déclarée. Ce fut en voyant son frère partir au front qu’elle se sentit plus inutile que jamais. Alors qu’elle avait entamé des études universitaires, elle prit la décision de les abandonner afin de devenir infirmière. Elle avait l’intention de rester quelques temps à Paris, puis de partir pour le front si la guerre venait à se prolonger. Elle n’en eut pas le temps ; En juin 1940, l’armistice fut signée, marquant l’humiliation de tout un pays et la lâcheté de ses dirigeants.

Puis vinrent les rafles. D’abord, seuls les étrangers furent inquiétés. Rebecca tenta en vain de convaincre son père de partir, lui qui voulait garder foi en son pays. Ils étaient peut-être juifs, mais ils étaient aussi français, et ce depuis de nombreuses générations. Il voulut continuer d’y croire, et ce même après le 12 décembre 1941, jour où de nombreux hommes juifs et français furent arrêtés. Il avait cru en la paix, au point de se laisser aveugler. Et puis, il était hors de question pour lui de laisser sa femme et sa fille seules, sans la moindre protection. Près de huit mois plus tard, il en subit les conséquences, de même que toute la famille. Des rumeurs avaient circulé au sujet d’une nouvelle rafle, mais nul n’avait imaginé qu’ils prendraient également les femmes et les enfants. Rebecca travaillait à l’hôpital, ce jour là, et y passait la nuit. Ce fut ce qui la sauva. Cachée par les membres du personnel, de même que ses collègues juifs, elle put échapper à l’arrestation. Ce ne fut pas le cas de ses parents. Lorsqu’elle put retourner chez elle, il était trop tard, et tout ce qu’ils possédaient, tous leurs biens avaient été saisis. Elle sut que ceux qui avaient été arrêtés avaient été rassemblés dans le Vélodrome d’Hiver et elle demeura chez des amis qui acceptèrent de la cacher, espérant que ses parents seraient relâchés, ou parviendraient à s’enfuir, mais en vain. Il devint urgent de quitter Paris, aussi elle décida de rejoindre la zone libre avec deux amies. Toutes trois se procurèrent de faux papiers dans l’espoir de rejoindre un petit village de la Creuse, où la tante de Rebecca possédait une maison. Elle savait que son frère et sa femme les y rejoindraient dès qu’ils le pourraient.

Deux mois s’écoulèrent, deux mois d’attente et d’angoisse, jusqu’au moment où elle eut la confirmation que Simon et son épouse avaient été arrêtés à leur tour. Elle qui avait fait face jusqu’à ce jour s’effondra sous le coup de cette nouvelle. Elle ne pouvait y croire. Elle ne put y croire. Il lui fallut une semaine pour prendre sa décision, et une autre pour mettre en ordre ses affaires. Elle partirait pour Strasbourg, persuadée que si son frère était encore en vie, c’était là qu’elle aurait le plus de chances de le retrouver. Elle devint Juliette Langlois, jeune catholique, et n’eut guère de difficulté à se faire engager comme infirmière dans un hôpital. Bien que simple civile, il lui arriva à plusieurs reprises de soigner clandestinement ceux qui lui en faisaient la demande. Elle savait qu’elle s’exposait à un grave danger. Elle savait qu’elle courait à sa perte. Peu lui importait, elle l’attendrait jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’elle sache avec certitude ce qui lui était arrivé.